Ghizza : un hymne à la vie, à la liberté

Faïza Soulé Youssouf, jeune romancière comorienne vient de publier Ghizza, à tombeau ouvert, aux éditions Cœlacanthe. Son roman prend place dans une scène littéraire comorienne d’expression française où les hommes semblent avoir le monopole de l’écriture et proposent des discours sur les femmes. Ce premier roman de Faïza Soulé Youssouf résonne comme une rupture avec les thématiques habituelles que l’on a l’habitude de lire chez les romanciers comoriens de la première génération post-indépendance. Elle revient dans cet entretien sur son premier roman.

PROJECT-ILES : D’abord, est-ce que vous pourrez nous parler de vous de votre entrée en littérature. Qu’est-ce qui a déclenché ce besoin d’écrire ?

Faïza Soulé Youssouf : J’ai toujours su que j’allais écrire un jour. Maintenant, s’il faut un déclencheur, je dirais que c’est Touhfate Mouhtare qui m’a permis de me jeter à l’eau.  Du jour où j’ai su qu’elle avait publié Ames suspendues,  aux Editions Cœlacanthe, j’ai commencé à écrire.  Un besoin frénétique d’écrire s’est emparé de moi.  Je ne savais pas sur quoi j’allais écrire, le plus important étant que je le fasse. J’ai écrit une phrase. Puis, deux et ainsi de suite. La nouvelle est devenue un roman. Et le roman s’appelle Ghizza.

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PROJECT-ILES : Nous avions prétendu dans un premier article que vous étiez la première romancière comorienne, une erreur rectifiée depuis. Mais, nous avons envie de vous demander si vous avez écrit en tant que femme comorienne qui a des choses à dire sur sa société.

F.S-Y. : Je ne me considère pas comme une femme ayant des choses à dire. Je suis une citoyenne qui a des choses à dire. J’aurais très bien pu être un homme.  Ce que je fais ne s’articule pas autour du fait que je sois une femme, je le fais parce que je suis originaire de ce pays et qu’il est une source d’inspiration permanente pour moi, source de frustration, source de joie, de peine. Maintenant, il est certain que la femme aurait plus à gagner si elle s’émancipait mieux. Ce serait un plus, si les femmes écrivaient plus. Guerroyaient plus. Revendiquaient plus.  Le combat  pour l’émancipation de la femme s’est perdu en chemin. J’ai presque envie de parler de posture de circonstance. Je me trompe peut-être mais toujours est il qu’il n’y a pas, 40 ans après l’indépendance, une leader qui a su s’imposer tout au long des années. Nous nous contentons de ce que nous avons, c’est-à-dire des miettes, et c’est bien dommage. Les femmes «  fortes » se sentent obligées de se cacher derrière leur mari, pour ne pas les offenser ou leur faire de l’ombre…

PROJECT-ILES :    Vous dites que le pays est une source d’inspiration permanente pour vous, mais quand on lit votre roman, ressortent une difficulté/un refus à/de nommer ce pays, cet espace comorien et à se nommer (s’agissant de la narratrice). On a l’impression que le refus des valeurs promues par la société de votre narratrice est consubstantiel à cette difficulté/ce refus à/de nommer, se nommer. Partagez-vous cette lecture? 

F.S-Y. : Je voulais raconter l’histoire d’une fille pommée, peu importe l’endroit d’où elle est issue, le plus important étant qu’elle est pommée. Je n’ai pas déterminé un espace géographique bien défini par choix. Ce n’est ni une difficulté ni un refus mais un choix. Je me dis que son histoire pourrait être similaire à des milliers d’autres histoires, ici comme ailleurs. C’est un choix que j’assume pleinement. Et ce refus n’est pas orienté par le refus des valeurs de la société, non.  C’est plus le refus «  du carcan ». C’est une femme du monde, à quelques exceptions près. Elle pourrait être somalienne, irakienne, afghane, nigérienne.

PROJECT-ILES : Est-ce que vous lisez les auteurs femmes de l’océan Indien ? On pense notamment à Ananda Dévi, Natacha Appanah, Coralie Frei, Touhfate Mouhtare, Michèle Rakotoson, ou d’autres auteures dont vous souhaitez nous parler.

F.S-Y. : Non. J’ai longtemps cherché celui de Touhfate Mouhtare durant un moment, ensuite j’ai renoncé. Je vais de nouveau partir à sa recherche. Elle a une plume…

 

PROJECT-ILES : Et, est-ce que les œuvres des auteures femmes vous importent-elles particulièrement ? Est-ce que vous pouvez nous en parler  de votre point de vue ?

F.S-Y. : Non, je lis  ce que je trouve aux Comores. Et notre pays n’est pas connu pour « sa politique culturelle ».  Donc, je lisais tout ce que je trouvais.  Femmes ou hommes, je lis un peu de tout, peu importe. Maintenant oui, j’aime Toni Morrison, tout comme j’aime Amin Maalouf. J’aime Nothomb comme j’aime Yasmina Khadra. Balzac comme Gavalda.  Je n’ai lu qu’un livre de Henri Troyat, Faux jour, qui m’a beaucoup impressionnée. Tout comme  La petite fadette  ou La Princesse de Clèves.  Je ne lis pas «  par genre » mais par coup de cœur. Arrêtez de vouloir tout lier à la parité, au genre.

PROJECT-ILES : Est-ce que vous pourrez nous parler de vos influences littéraires ? Vous parlez de Kundera, de Victor Hugo au début du livre. La musique est très présente aussi dans votre œuvre. Vous écrivez en écoutant de la musique ?

Je ne sais pas si je peux parler d’influences littéraires. Cependant, j’ai commencé à lire très jeune.  Mes premiers voyages ont commencé avec les mots. De la Comtesse de Ségur à Zola,  en passant par les bandes dessinées, je lisais tout ce que je trouvais. Et cela dépendait de ce qu’il y avait à l’alliance française. Maintenant, j’aime beaucoup ce qu’écrivent Amélie Nothomb, Anna Gavalda. J’ai beaucoup aimé  L’insoutenable légèreté de l’être  de Kundera. J’ai lu de tout. Je suppose que toutes ces lectures m’ont forgée. Pour ce qui est de la musique, cela dépend de mon humeur du moment. Je peux écrire avec de la musique plein les oreilles et parfois le moindre bruit coupe mon inspiration. Il faut juste que je sois dans ma bulle. Que personne ne me parle. Que je sois seule au monde.

PROJECT-ILES : On remarque que vous innovez dans le choix des thèmes, c’est une forme de rupture avec ce qu’on a l’habitude de lire dans la littérature comorienne. C’est-à-dire que ce n’est pas un roman identitaire. Est-ce que c’est conscient ?

F.S-Y. : Non, pour la simple raison que j’ai écrit sans savoir de quoi aller parler mon roman. J’écrivais comme ça venait et ça a donné Ghizza. Ce n’est pas un roman identitaire, dites-vous ? Peut-être. Pourtant, j’ai l’impression que le thème identitaire est partout. Ceci étant, je redécouvre mon roman à travers les critiques que je lis. Comme une première fois.  Chacun l’explique à sa manière. Je pense que c’est très bien. Je me rappelle qu’au début, quand on me demandait de quoi Ghizza parlait, je ne savais pas quoi répondre.

PROJECT-ILES : Avec ce premier roman, vous avez quelque part complètement tourné le dos aux thèmes courants des romanciers comoriens (le colonialisme, la politique, la migration, l’exil). Est-ce une façon de dire qu’il y a d’autres thèmes possibles, de montrer, par exemple, qu’il y a des gens qui vivent dans ce pays, des gens qui ont d’autres préoccupations que celles identitaires, politiques, anticoloniales ? C’est ce qu’on ressent à la sortie de ce roman. Est-ce que vous partagez ce point de vue ?

FSY : Je me dis que tout a été dit à ce sujet. Je suis née 10 ans après l’accession du pays à l’indépendance. A 4 ans, Ahmed Abdallah Abdérémane est assassiné. A 10, Saïd Mohamed Djohar est exilé à La Réunion.  Je n’ai pas vraiment vécu les péripéties de notre  jeune histoire. Les mercenaires, je ne connais pas dans le sens où j’étais jeune à l’époque où ils régnaient. Je me dis qu’il est normal que ce qui m’inspire aujourd’hui n’ait rien à voir.  Pour répondre à votre question, je pense qu’il y a d’autres thèmes possibles. Il y a tellement de sujets à traiter.  Il n’y a qu’à ouvrir les yeux, à tendre l’oreille. Les sujets sont là, à notre portée. Des sujets que nous partageons peut-être avec d’autres peuples du monde. La mer, cet océan qui nous entoure, n’a jamais été une barrière. J’ai toujours voulu savoir ce qu’il y avait  de l’autre côté. De quelles façons ces peuples vivaient ?  En quoi, nous étions égaux, différents ? Je crois en l’humain, peu importe sa religion, ses croyances. A mon grand regret, la tolérance qui prévalait ici s’effrite dangereusement.

PROJECT-ILES : Nous trouvons que le procès en sorcellerie qu’on vous fait sur les scènes de sexe est un mauvais procès. Ce roman est réussi parce qu’il y a une langue, un rythme. Comment analysez-vous toute l’hystérie autour de la très belle scène d’amour sur la plage?

F.S-Y. : Je n’analyse rien du tout. Je préfère suivre cela de très loin. Au début, je voulais savoir ce qui se disait et ensuite, je me suis dit que ça n’en valait pas la peine.  Résumer plus d’une centaine de pages à la scène de sexe qui se déroule à la plage est extrêmement réducteur, à mon avis.  J’ai tellement entendu à ce sujet, qu’à un moment j’ai eu un peu peur.  Ensuite, je me suis dit, c’est la vie et c’est comme cela. Je disais à mes amis, que «  les détracteurs » oublieront mon roman et passeront au sujet favori des Comoriens : l’article 13 de la constitution. Et je pense que j’avais un peu raison.

 

PROJECT-ILES : Dans Ghizza, le portrait que vous peignez de la mère de la narratrice est assez peu flatteur. Cette mère qui ne sait pas communiquer avec sa fille, qui échange des textos, qui fuit son regard, qui sursaute quand sa fille lui murmure un bonjour. Qu’est-ce que vous aviez voulu dire à travers ce portrait ? Le portrait des tantes non plus n’est pas très positif. On a le sentiment, à vous lire, que ce roman montre que les femmes ne savent plus parler, elles n’inspirent que du dégoût.  Et en même temps, les hommes sont l’objet d’une quête, d’un amour : le très grand amour de la narratrice pour le père disparu trop tôt, et la quête d’amour, la recherche d’un réconfort et plaisir charnel chez les amants. Comment expliquez-vous ce déséquilibre ?

F.S-Y. : Complexe d’Œdipe peut-être ? La recherche de ce père disparu ?  L’héroïne idéalisait son père, ce qui fait que personne ne lui arrivait à la cheville. Face à cela, il y a une mère avec laquelle, elle ne s’entend pas, des tantes qui ne la comprennent pas. Une fille qui ne se reconnaît pas dans les valeurs promues par la société dans laquelle elle vit. Peut-être que s’il y avait eu d’autres femmes dans ce roman, elles n’auraient pas forcément le mauvais rôle.  En réalité, la femme n’a pas le mauvais rôle dans ce pays. Elle est une source sûre, un pilier,  dommage qu’elle n’ait pas assez confiance en elle, qu’elle ne puisse pas se libérer de ses chaines pour voler de ses propres ailes.

PROJECT-ILES : il y a un trouble qui se crée avec le Père, surtout que ce roman, c’est aussi la recherche du père perdu.  La claque, c’est que le père s’avère ne pas être le père. Et, elle ne l’apprend qu’à sa mort. Quel déchirement ! Et puis, ce père dont elle a partagé le lit jusqu’à ses 15 ans, provoquant une jalousie féroce de la mère. Qu’est-ce qu’il faut entrevoir ? L’inceste que vous ne nommez jamais ?

F.S-Y. : Je vous laisse deviner. Je ne peux pas répondre à cette question pour la simple raison que je ne suis pas dans la tête de Ghizza. Mais, au-delà, ce qui est dommage, c’est le fait qu’un père renie la fille qu’il a élevée à cause d’une histoire de semence. Ça arrive souvent et c’est dommage. L’enfant est une victime et rien d’autre. Ce qui se passe entre les adultes devrait rester entre eux.

PROJECT-ILES : Votre roman est aussi un roman d’amour, même si c’est la dépression que vous semblez décrire tout le long.  C’est vraiment le besoin d’amour le leitmotiv de ce roman en creux?

F.S-Y. : L’héroïne a une folle envie d’être aimée, un besoin constant d’attention qu’elle n’a pas. C’est un roman d’amour, peut-être bien. Mais plus que l’amour, ce roman est, je crois, un hymne à la vie et à la liberté. L’envie d’exister par elle-même est tellement forte que Ghizza  en devient presque folle. Elle erre dans les cimetières à la recherche d’un peu de paix et d’amour.  Elle fuit la compagnie des hommes et recherche celle des morts.

PROJECT-ILES : « Hymne à la vie et à la liberté », dites-vous ? Mais, finalement, le roman montre que la vie et la liberté ne sont possibles que dans et par la folie. Comment expliquez-vous cela? 

F.S-Y. : La société dans laquelle évolue l’héroïne est profondément basée sur l’ordre établi, laquelle étouffe toute forme d’individualité. Les habitants doivent tous se ressembler et obéir aux mêmes codes. Les personnes qui peuvent ou veulent  faire fi de cela, sont considérées comme étant marginales. Et être «  marginal » en nos pays implique une certaine folie. Ou même une folie certaine, c’est selon. Maintenant s’il nous faut être fous ou considérés comme tels afin de réaliser nos rêves ou d’être ce que nous avons envie d’être et non ce que l’on attend de nous, alors, osons la folie !

PROJECT-ILES : Au final, cette narratrice est-elle folle ? Pourquoi ce choix d’une figure marginale, pour dénoncer, pour défier un ordre? 

F.S-Y. : Je pense qu’elle est folle, ou fait semblant de l’être.  Ou alors pas folle mais profondément déprimée, pour ne pas dire dépressive. Concernant la figure marginale, je pense avoir répondu plus haut.

PROJECT-ILES : On constate tout au long du roman la récurrence de la formule « je me roule en boule ». Des détails qui ont échappé à la relecture ou c’est voulu ?

F.S-Y. : Non, c’était voulu. Une manière de montrer et démontrer la solitude de l’héroïne.

 

PROJECT-ILES : On note, par ailleurs, de très belles scènes, notamment quand la narratrice se rend dans ce palais désaffecté, quand elle évoque ses rêveries. Et puis, cette scène très belle de la cigarette sur fond de coucher de soleil, l’une des plus belles de ce roman. Ce qui fait dire que vous êtes vraiment une romancière. Le souci du détail fait vraiment partie de votre technique d’écriture ?

F.S-Y. : En tant que journaliste, surtout lors de mes reportages, j’ai l’habitude de dire que le diable se cache dans les détails. Je note tout. Frénétiquement. En tant que romancière, je ne sais pas. Tout dépend de l’inspiration du moment. J’ai beaucoup aimé aussi la scène du palais. Ce palais existe, en réalité, je l’aime vraiment beaucoup. Il est en train de tomber en ruine. Il est déjà en ruine. Une façon aussi de lui rendre hommage. Laissez-moi le temps finir mon deuxième roman, ainsi, vous saurez si le souci du détail fait vraiment partie de ma technique d’écriture.

PROJECT-ILES : Vous disiez plus haut que ce qui vous inspire aujourd’hui n’a rien avoir avec les préoccupations de vos prédécesseurs. Mais quel(s) sens prend l’acte d’écrire pour vous, jeune femme, comorienne, indianocéane?

F.S-Y. : Non que cela n’a rien à voir mais nos prédécesseurs ont connu l’oppression coloniale et l’indépendance qui l’a suivie. Moi, je suis née «  libre ». Et ils sont donc plus à même de raconter des histoires  liées à tout cela. Je ne pense même pas que je me considère indianocéane, région que je connais finalement très peu. En tout cas, je ne me suis jamais identifiée comme telle.

En tant que comorienne et en tant que femme du monde (un archipel peut très vite devenir un carcan, cela dit,  la mer a toujours été une invitation au rêve et à l’évasion), l’écriture m’a toujours permis de me libérer, depuis très jeune. Je suis quelqu’un d’émotionnel. Chaque chose peut m’inspirer une histoire, aussi infime soit-elle ; Ecrire me permet de m’affirmer en tant qu’individu et non en tant que femme. J’existe par l’écriture, qui a, à  plusieurs moments, été salvatrice pour moi. Je suppose que ce sont les mêmes raisons qui m’ont poussée à être journaliste aujourd’hui. Je crois en la magie des mots. En leur puissance, aussi.

Propos recueillis par Nassuf DJAILANI et Soidiki Assibatu.

 

 

 

 

 

 

 

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