Porter la parole de Nelly Arcan à la scène, il fallait oser et Ahmed Madani l’a fait. La pièce s’appelle Fille du paradis, et on n’en sort pas indemne de ce paradis. Et pour servir ce magnifique texte qui cogne avec force, le metteur en scène a choisi Véronique Sacri, sublime comédienne originaire de La Réunion. Elle a une présence, du caractère, et une justesse dans le jeu. La scène du théâtre GiraSole est saturée de noire. D’entrée de jeu, Madani surprend, avec cette « putain » de comédienne qui s’avance toute de noire vêtue, il y a là une chaise… noire. Elle s’y assoit, croise les jambes longilignes sous le tailleur noir. Et Pour faire ressortir le tout, il y a la très réussite création lumière qui relève ce visage juvénile de la comédienne, prête à restituer une parole. Un décor dépouillé, donc, avec une vraie performeuse qui partage avec talent durant 1h05, les paroles de la romancière au verbe sans concession. Dans la salle on passe un sacré quart d’heure.
Putain, le roman de Nelly Arcan, dont est tirée la pièce, est « le récit d’une vie de jeune femme hors norme qui pousse à l’extrême l’expérience du dénigrement de soi que de très nombreuses femmes éprouvent de façon éphémère un jour ou l’autre. » Elle c’est Cynthia, elle est comme piégée par la tyrannie de la beauté, avec un désir de plaire qui lui pourrie la vie, et dans une très grande rage elle voudrait se guérir. Se libérer par la parole, quand on sait que Madani a été psychothérapeute, on devine bien ses choix de textes. Avec Putain, Nelly Arcan « déchire avec hargne l’image de la belle poupée que de nombreuses femmes s’appliquent à incarner depuis leur enfance. Obligation de séduire et rejet de l’image avilissante de la femme objet, c’est sur ce conflit de la féminité que repose l’intégralité de l’œuvre de Nelly Arcan. Tout au long de ses romans, elle revient à la charge contre cette icône dévastatrice de la femme parfaite », écrit Ahmed Madani dans son dossier de presse.
Putain est une charge contre la publicité à outrance du corps féminin : « L’étalage des images où les femmes ne sortent jamais de l’érotisme engendre la précocité sexuelle des adolescentes. Selon moi, c’est une formation à la prostitution. Ce corps qui se donne, qui ne demande qu’à être consommé, ne s’adresse pas seulement aux hommes, il est aussi ce que les femmes achètent le plus », expliquait Nelly Arcan, à propos de son texte en 2007.
Les hommes et leur passion boulimique des femmes parfaites en prennent pour leur grade, et tout cela dans une langue belle, ciselée, chirurgicale. Et elle taille dans le lard, jusqu’à cette question « que ferait un père s’il apprenait que sa fille se prostituait ? » Une question qui prend à la gorge, sans qu’elle soit hurlée ? Tout est dit dans une délicatesse confondante, pour installer le malaise. Cette pièce rend mal à l’aise et remet quelques idées en place, en nous faisant toucher du doigt la laideur de ces hommes qui consomment la prostitution sans prendre la mesure de ce que ces femmes endurent.
Il ne s’agit pourtant pas d’une pièce à charge. Mais tout de même.
« L’un des enjeux de cette performance / spectacle est de mettre à l’index la violence des hommes qui avilit les femmes. La pudeur, la bienséance et la propreté de notre société dissimulent sous le masque de la beauté, de la féminité et de l’hédonisme, un chaos sans précédent. Ce chaos traverse toute l’œuvre de Nelly Arcan, nous entendons bien le faire ressentir au spectateur. C’est un combat intérieur implacable auquel se livre Cynthia qui est en même temps Nelly et aussi Véronique », rapporte Ahmed Madani.
Véronique Sacri est bouleversante dans son jeu d’acteur, à la fois sobre, mais avec parfois une certaine violence dans le phrasé, voire même un peu d’ironie. Le récit est sinusoïdal, la comédienne nous prend par la main pour nous amener dans cette chambre de passe où les volets sont fermés, et dans lequel les hommes défilent. Le récit prend une autre tournure quand elle nous parle des poils de la variété des clients qui défilent sur ce parquet, des bouts de queue à enfiler jusqu’à la petite mort. Et elle cogne avec hargne, mais sans hystérie tantôt sur les femmes, tantôt sur les hommes. Il y a ce cri rageur sur fond de heavy métal avec des imprécations que l’on peine à percevoir, mais ce cri de douleur nous atteint au cœur. La comédienne est désormais comme possédée avec les cheveux en bataille, et elle hurle, elle hurle, jusqu’à la transe. Elle est maintenant sur l’estrade, une lumière chaude ne donne à voir que son visage au sourire séducteur et le ton est véhément, on reçoit en pleine face l’histoire d’une femme qui souffre.
« Et il faut voir la chambre où j’attends les clients, il faut la voir pour comprendre quelque chose à cette vie d’attendre qu’un homme frappe à la porte, il faut voir le lit, la table de chevet et le fauteuil qui forment un triangle et qui se regardent depuis leur emplacement, depuis leur solitude de servir à tous et de n’appartenir à personne… »
On est sonné debout par tant d’éclats de vérité. On découvre un grand travail d’acteur, une grande comédienne.
Formée au Conservatoire National de Paris, Véronique Sacri a travaillé sous la direction de Daniel Mesguish, Stéphane Braunschweig, Caroline Marcadé, Jacques Lassalle. Elle a été plus que convaincante dans Fille du paradis dont les questionnements brûlent encore longtemps chez celles et ceux qui y entrent.
Fille du paradis, est visible encore au théâtre Les GiraSole, jusqu’au 26 juillet 2015.
Nassuf DJAILANI
Création automne 2011
d’après le roman Putain de Nelly Arcan publié par les Editions Le Seuil et Point / adaptation et mise en scène Ahmed Madani / avec Véronique Sacri / scénographie Raymond Sarti / création sonore Christophe Séchet / création lumière et régie générale Damien Klein
Récit d’une trajectoire fulgurante, Fille du paradis est l’histoire de Cynthia, une jeune étudiante en littérature qui décide un jour de composer le numéro de la plus grande agence d’escorte de Montréal. Adapté de Putain, un roman autobiographique de Nelly Arcan, ce récit est une charge radicale et sans concession contre l’icône dévastatrice de la femme parfaite. Une parole bouleversante d’humanité, une rage de vivre qui déchire l’opacité des ténèbres telle une étoile filante.
http://www.theatregirasole.com/cms/fr/fille-du-paradis
2 réflexions sur “Véronique Sacri file une sacrée gifle dans Fille du Paradis, dans le OFF à Avignon.”