« Qu’est-ce qu’écrire, sinon habiter le silence »
Jean-Luc Raharimanana voit le jour en 1967 à Tananarive, la capitale malgache. Il est aujourd’hui l’une des plumes les plus puissantes et l’une des plus novatrices de la littérature malgache, après Michèle Rakotoson ou encore David Jaomanoro. Depuis Lucarne, une énergie, un chaos habite l’œuvre de Raharimanana. En effet, il faut maintenant dire Raha / ri / mana / na, car l’auteur dans une volonté d’inscrire l’imaginaire malgache dans toute son œuvre a botté le prénom Jean-Luc hors des couvertures de ses œuvres publiées. Comme s’il y avait chez lui une volonté d’inscrire son écriture dans une certaine forme de refus, le refus de la facilité pour les réfractaires aux patronymes malgaches, jugés trop longs, ou trop difficiles à prononcer. Raharimanana est ainsi donc un écrivain qui s’oppose en réclamant son droit à l’« opacité » qu’il entend faire accepter. Un refus également des raccourcis historiques sur la mémoire malgache. Ainsi son projet littéraire semble avoir pour objet de bousculer l’histoire officielle, de balayer les images de cartes postales plaquées sur l’île, pour dire toute la profondeur, voire toute la part cachée, confisquée de l’Histoire malgache. Avec toutes les difficultés que cela comporte.
« Tout transcrire… » . « Comment dire cette terre ? […] reconquérir notre propre culture. Se re-convaincre de nos propres valeurs. Retracer ce qui a été effacé. Se ressouvenir. Se remémorer », voilà l’une des grandes obsessions de son métier d’écrivain. Mais à l’évidence l’œuvre est complexe, faite de fragments, dont le fil conducteur n’est pas perceptible au premier abord, une œuvre dont l’approche nécessite un effort sur notre horizon d’attente. Comme si son écriture refusait d’être réduite à un résumé simpliste.
Ce sont des tranches de vies blessées, avec des personnages écorchés par l’arbitraire, et l’injustice. D’où la question de comment raconter une réalité faite de balafres et de rupture de chairs.
Lucarne inaugure douze nouvelles décrivant Madagascar, entre autres comme un lieu de souffrances, de misères et de passions. On navigue à travers des trajectoires rompues, des hommes et des femmes comme des bêtes traquées dans les rues d’une ville sans noms, sans lumières, où le nauséabond le dispute au tragique voire à l’apocalypse, mais où l’amour charnel rappelle les personnages à la vie, à la survie.
La question de la langue est centrale dans l’œuvre de Raharimanana. « Quelle forme adopter quand au sortir de la colonisation, la parole nègre a été laminée, discréditée de toute intelligence ? La question de la forme devient vitale face à ces siècles d’oppression. On parle souvent d’engagement concernant les œuvres africaines, beaucoup moins des recherches formelles mises en route dans ces productions. Contourner les surdités, les préjugés ; coller au plus près du sens et dire à notre manière le récit de nos vies ; une forme forcément déroutante pour une littérature peu habituée à la parole africaine. J’ai tourné autour de cette question en m’emparant de l’insurrection malgache de 1947. »
A ce propos, la grande majorité de l’œuvre de Raharimanana est publiée en français, excepté un recueil de poème publié en malgache, Tsiaron’ny nofy, ainsi qu’une édition franco-malgache de l’essai Madagascar, 1947. « Le roman n’a pas suffi à explorer cette mémoire, l’essai n’a pas suffi, des photos redécouvertes sur l’insurrection m’ont ramené paradoxalement à subjectiver davantage, une forme d’urgence plus exacerbée encore quand le parlement français discute de la loi sur l’aspect positif de la colonisation. J’ai écrit Madagascar, 1947, assumé le je pour un discours sur l’histoire, contesté cette fameuse objectivité qui ferait de l’histoire une science exacte. Ecrire comme cet homme debout, vivant, un je doué de voix et de corps, toujours, contre le rétrécissement d’une vision du monde qui l’exclut. »
Parce que le travail de mémoire, explique Raharimanana, « ne rejoint pas toujours la restitution historique de l’événement traumatisant. C’est avant tout une tentative de vivre avec sa douleur, d’exprimer la stupeur qui a ébranlé au moment des faits, cet indicible qui vous a rabaissé dans la dignité humaine. C’est pouvoir se reconstruire enfin, ne pas oublier cette violence qui a frappé de plein fouet et pouvoir transmettre pour que cela ne se reproduise plus, dire et faire comprendre plus jamais ça à ceux qui n’ont pas vécu le traumatisme » . Une sorte de thérapie, comme pour être en paix avec soi-même et aller de l’avant et mieux regarder demain.
Portraits d’insurgés, son dernier ouvrage en collaboration avec le photographe Pierrot Men, est une manière de « redonner la parole à ceux qui ont vécu les événements [du massacre de 1947], leur donner voix, visage, réalité, reprendre mémoire, recommencer le dire, transmettre… ». Ainsi, l’écrivain n’est pas résolu à se taire, n’en déplaise aux épidermiques de la repentance.
Nassuf Djailani